« Ralentir ou périr. Sortir de la croissance immobilière… Une question de survie ? »
19/12/2022
« Mêden agan », « rien de trop ». Cette formule, inscrite au fronton du temple d’Apollon, à Delphes, est au cœur de la sagesse grecque ancienne. Par cette maxime, son auteur, Solon d’Athènes, invitait à faire une expérience que la modernité a cruellement oubliée : le sens de la mesure. Car aujourd’hui nous avons « tout de trop » — objets, vêtements, avions — et c’est justement ce « trop » que nous devons interroger à l’aune des crises que nous traversons.
Comme un réveil en sursaut avant la catastrophe, il nous faut changer notre manière d’opérer. Tandis que certains prônent la croissance verte, d’autres se tournent vers la décroissance ou encore la post-croissance. Appliqué au secteur immobilier, le défi est de taille : sortir des énergies fossiles, rénover, réduire les impacts sur le climat et la biodiversité, trouver un équilibre avec le vivant, augmenter le bien-être. Mais pour faire autrement, est-il suffisant de décarboner ? Ou faut-il, plus largement, renverser la table et faire ses adieux à la croissance ?
À l’occasion du SIMI, nous avons pu aborder, sans langue de bois, toutes ces questions en compagnie de l’économiste spécialiste de la décroissance et auteur de l’ouvrage Ralentir ou Périr, Timothée Parrique ainsi que Guillaume Carlier, Directeur de la Stratégie Climat de Bouygues Immobilier. De Patagonia en passant par l’habitat partagé Viennois, comment faire pour sortir de la croissance immobilière ?
La décroissance, un chiffon rouge ?
« Quand la maison brûle, on éteint sa série Netflix pour éteindre le feu. Aujourd’hui tout est en flammes et on continue de binger ». C’est à grand coup de punchlines que Timothée Parrique introduit son propos sur l’urgence à agir. Selon lui, une seule solution s’offre à nous : celle de la décroissance. Portée par un nouveau courant économique, elle subit encore pourtant un déficit de hype, associée aux quotas, restrictions, voire pour les plus audacieux, à la lampe à huile. Mais pour l’économiste, la décroissance est un impératif transitoire vers un régime plus sain dans une économie en « surpoids ». Pour Guillaume Carlier, nous serions plutôt dans un modèle « malade » qui appelle à changer de paradigme sans pour autant se diriger vers la décroissance. Mais alors, comment guérir ?
Un modèle à la Patagonia
À ce stade, vous aurez compris que la problématique du réchauffement climatique est une question d’indicateurs. Tant que nos boussoles n'indiquent pas le nord, tant que l’on pourra faire du profit sur l’effondrement du vivant, alors notre GPS nous mènera droit dans le mur. Pour Timothée Parrique, il est essentiel pour cela de sortir de la logique de profit : « le vrai modèle à suivre, c’est celui d’une grande entreprise comme Patagonia. » En octobre 2022, c’est en effet une histoire que l’on n’a pas l’habitude de lire dans les pages glacées des journaux économiques qui a fait la une du monde entier. Cette histoire, c’est celle d’Yvon Chouinard, alpiniste et fondateur de la marque Patagonia, qui a annoncé léguer toute son entreprise à l'ONG Holdfast Collective et au fonds Patagonia Purpose Trust. Le but ? Dédier l’intégralité des bénéfices de Patagonia à la lutte contre le dérèglement climatique. Avec l’exemple de Patagonia, c’est une question plus large qui se pose, celle de la gouvernance des entreprises et de son émancipation de l’impératif du profit.
Rénover, plutôt que construire
À l’échelle du logement, cela implique un vrai changement de boussole : « Pour continuer à marcher, nous devons nous appuyer sur deux jambes : une très musclée, la rénovation, et une plus petite, la construction ». Pour Guillaume Carlier, il va sans dire que le modèle d’affaires de Bouygues Immobilier devra s’adapter à cette nouvelle donne pour réorienter son activité vers la rénovation.
Au SIMI, c’est un même constat qui semble être partagé : la fin du modèle pavillonnaire au profit d’un habitat plus partagé. Une des illustrations concrètes de ce principe se trouve du côté de Vienne, en Autriche. C’est ici que depuis 2014, le Wohnprojekt propose une alternative au vivre ensemble avec l’un des exemples les plus aboutis d’habitat participatif en Europe. Dans ce bâtiment de bois, chacun des habitants possède son propre appartement mais partage l’ensemble des communs comme les voitures, vélos, un potager, une bibliothèque, une AMAP et même un sauna. Mis en lumière par le documentariste Cyril Dion dans sa série Un monde nouveau, le Wohnprojekt illustre très concrètement ce que pourrait représenter une sortie de la croissance immobilière au niveau de l’habitat urbain.
Fermer les activités polluantes, ouvrir des horizons désirables
Si l’horizon de la décroissance peut paraître surplombant, il s’illustre à la perfection au niveau microéconomique, avec le métier de redirectionniste. Il s’agit, concrètement, de personnes employées pour fermer des activités au sein des entreprises les plus polluantes. Pour Guillaume Carlier, « ce terme de redirection écologique fédère, contrairement à celui de la décroissance ». Comment alors faire en sorte de rassembler plutôt que de cliver pour embarquer le plus grand nombre ? C’est à ce niveau que la question des imaginaires joue un rôle crucial. C’est à ce niveau aussi que l’économiste Serge Latouche, père de la décroissance, semblait avoir trouvé les mots : « La ville décroissante, ce peut être la ville actuelle d’où auront été éliminées la publicité, les voitures et la grande distribution et où auront été introduits des jardins partagés, des pistes cyclables, une gestion en régie des biens communs (eau, services de base) et développé le cohabitat et les ateliers de quartier. »
Par Lauren Boudard, Cofondatrice de Climax